Ceux qui sont tout en haut de la pyramide sociale sont-ils aussi tout en haut du classement du bonheur ? L’ISF qui frappe les Crésus modernes est-il aussi un Impôt Sur la Félicité ?
La légende du roi Crésus est particulièrement adaptée pour illustrer le bonheur des super-riches. Le célèbre Crésus est le dernier roi de Lydie (une région à l’ouest de l’actuelle Turquie) à avoir régné durant le vie siècle avant Jésus-Christ. Rendu immensément riche par les sables aurifères de la rivière Pactole et par la maîtrise des routes commerciales menant à la mer Égée, il bâtit sa légende par des offrandes généreuses aux temples grecs. Il fit en particulier reconstruire le temple d’Artémis à Éphèse, l’une des sept merveilles du monde antique. Il fit porter au sanctuaire de Delphes une quantité colossale d’offrandes. Il aurait ainsi offert, selon Hérodote, 3 000 têtes de bétail, des lits recouverts de lames d’or, des coupes d’or, des vêtements teints de pourpre, cent briques en or pur, deux grands bassins en argent et en or pour mélanger l’eau et le vin, quarante barils d’argent, une statue de sa boulangère également en or, les bijoux de son épouse et enfin un lion tout en or, lequel fit longtemps l’admiration des visiteurs de Delphes.
De la grandeur à la misère
Lorsque le législateur athénien Solon vint lui rendre visite, Crésus lui montra avec orgueil ses trésors, ses palais, croyant éblouir le philosophe. Crésus vantant son incroyable bonheur, Solon se contenta de lui répondre : « N’appelons personne heureux avant sa mort. »
La phrase fut prémonitoire : Crésus ne jouit pas longtemps de son bonheur. Il perdit ensuite, selon la légende, un de ses deux fils dans un accident de chasse. Son immense fortune ne lui apporta pas davantage le succès militaire. Ses campagnes se soldèrent par de lourdes défaites contre Cyrus, le fondateur de l’Empire perse, et par l’annexion de son royaume. Finalement prisonnier, Crésus échappa de peu au bûcher en répétant in extremis les paroles sages de Solon, lesquelles plurent à Cyrus. Crésus reconnut ainsi que le bonheur des rois était soumis aux mêmes lois que celui des gens normaux. Il ne saurait reposer uniquement sur un statut social et sur des possessions matérielles, sauf à n’être qu’un état psychique éphémère.
Pas de super-bonheur pour les super-riches
Les péripéties vécues par Crésus laisseraient-elles présager les difficultés que connaissent les super-riches ? Au milieu des années 1980, Ed Diener, Jeff Horwitz et Robert Emmons se sont intéressés au bonheur des super-riches contemporains. Ils ont adressé un questionnaire à 100 membres de la liste des Américains les plus riches établie par le magazine Forbes en 1983, soit des individus qui pouvaient se prévaloir d’une fortune personnelle de plus de 125 millions de dollars et de revenus annuels de plus de 10 millions de dollars. Le questionnaire comportait dix questions chargées de mesurer différentes composantes du bien-être subjectif : le bonheur, la satisfaction de la vie, les émotions positives et les émotions négatives.
Sur toutes ces dimensions, le groupe des super-riches (du moins ceux qui ont répondu, de manière totalement anonyme) a affiché de meilleurs scores moyens que le groupe de contrôle, composé d’Américains « normaux ». Les super-riches passent plus de temps dans un état heureux, se disent davantage satisfaits de leur vie, ressentent plus souvent des émotions positives et moins souvent des émotions négatives que le reste de la population. En revanche, les écarts de bien-être apparaissent modestes, beaucoup plus que ce que l’on pourrait imaginer. Pour les émotions positives, l’écart n’est même pas statistiquement significatif. Et, selon les réponses glanées par les chercheurs, il semblerait qu’il existe des super-riches qui se sentent (ou se disent) malheureux. Malheureusement, il n’y a pas à notre connaissance d’autres études sur le bonheur des très très riches, laissant libre cours à tous les fantasmes…
(le contenu de cet article est tiré du livre Heureux comme Crésus ? Leçons inattendues d’économie du bonheur, éditions Eyrolles)