in-02Le 07/10/2016. Si les revenus et le bonheur vont de pair en moyenne, les inégalités dans ces deux dimensions sont-elles de même amplitude ? En avons-nous a priori une juste intuition ?

Avec son sens de la provoc’, Mark Twain a dit que « les riches qui pensent que les pauvres sont heureux ne sont pas plus bêtes que les pauvres qui pensent que les riches le sont. » Effectivement, les individus exagèrent souvent l’impact de l’argent sur le bonheur et tendent à idéaliser la vie des riches. Afin d’étudier cette question, Lara Aknin, Michael Norton et Elizabeth Dunn, chercheurs à l’université de Colombie-Britannique (Vancouver) et à Harvard, ont envoyé des questionnaires à plusieurs centaines d’Américains de tout âge, sexe et niveau de revenus afin d’étudier leurs perceptions de la relation entre revenus et bonheur.

Des inégalités de bonheur surestimées

Il est ressorti des réponses des sondés une tendance très nette : les gens surestiment la force de cette relation. D’un côté, ils sous-estiment en moyenne le bonheur des ménages à tous les niveaux de revenus, hormis pour les ménages très riches (plus de 500 000 dollars de revenus par an). Pour ceux-là, leur estimation de la satisfaction de la vie est cette fois trop élevée. Pour tous les autres cas, la sous-estimation est remarquable et d’autant plus nette que l’on descend la distribution des revenus. Les ménages qui gagnent moins de 25 000 dollars par an rapportent un niveau de satisfaction de la vie autour de 5,5 points sur 10 (donc un niveau au-dessus de la note moyenne), soit entre 2 et 3 points de plus que ce que les gens imaginent ! Non, les pauvres (aux États-Unis) ne détestent pas leur vie ! L’amplitude des inégalités de bonheur n’a rien à voir avec l’amplitude des inégalités de revenus. L’erreur de perception ne se corrige pas lorsqu’il est demandé aux personnes d’estimer ce que serait leur propre niveau de bonheur aux différents niveaux de revenus.

L’argent achète plus la satisfaction que la joie
La richesse influence-t-elle certaines dimensions du bonheur plus que d’autres ? Daniel Kahneman et Angus Deaton**, chercheurs à l’université de Princeton et tous les deux prix Nobel d’économie (en 2002 et 2015), ont analysé quelles variables individuelles étaient corrélées avec différentes mesures du bonheur subjectif aux États-Unis : l’évaluation de la vie (mesurée à l’aide de l’échelle de Cantril) et le bien-être émotionnel, évalué à partir de questions sur les émotions ressenties le jour précédent, positives (la joie) ou négatives (le stress, la tristesse et la colère).

Les deux chercheurs nobélisés ont obtenu que ces deux mesures du bonheur avaient des corrélats tout à fait différents. Par exemple, l’éducation est plus fortement reliée à l’évaluation de la vie tandis que la santé est davantage corrélée avec les émotions. Les revenus individuels n’affichent également pas le même degré de connexion aux différentes mesures du bonheur. Le revenu du ménage est relié de manière stable au bonheur des membres du ménage. Quel que soit le niveau de revenus, une même augmentation en pourcentage des revenus élève l’évaluation de la vie avec la même amplitude, soit le même résultat que ce qui a été observé au niveau des pays. Ainsi, les ménages américains qui ont un revenu de 20 000 dollars par an donnent une note de 5,6 sur 10 en moyenne à leur vie, contre 6,7 pour les ménages gagnant 40 000 dollars et 7,8 pour les ménages gagnant 80 000 dollars.

En revanche, le bien-être émotionnel individuel, soit la probabilité de ressentir des émotions positives ou celle de ne pas ressentir des émotions négatives, augmente avec le revenu du ménage jusqu’à un plafond de 75 000 dollars par an. Ensuite, l’augmentation du revenu n’a plus d’impact significatif.

Ainsi, au niveau individuel, l’argent fait bel et bien le bonheur, mais avec deux bémols. Plus on a des revenus élevés, plus il faut engranger davantage d’argent pour élever encore la satisfaction de sa vie. Quant au bien-être émotionnel, il plafonne une fois passé un certain niveau de revenus.

Figure 7. Le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie selon le niveau de revenus

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Source : Kahneman et Deaton (2010)

Penser sa vie ou la vivre ?
Les résultats de Kahneman et Deaton ne sauraient se limiter aux seuls États-Unis. Ils font pleinement écho à ceux d’une autre étude parue la même année sur des données internationales***. Le revenu individuel y est apparu comme beaucoup plus fortement corrélé avec l’évaluation de la vie qu’avec les émotions ressenties. On en déduit que le revenu est un déterminant important du bien-être subjectif des individus surtout lorsque ceux-ci sont amenés à réfléchir à leur vie afin de livrer leur niveau de satisfaction. Lorsque les individus ne pensent pas à leur vie mais la vivent, le revenu a une influence moindre.

La relation entre revenus et bien-être émotionnel est également plus importante chez les personnes pauvres car, pour elles, un revenu supplémentaire permet notamment de limiter les émotions négatives (peur, angoisse, stress) liées aux difficultés quotidiennes. Mais plus les individus grimpent l’échelle de la richesse, moins leurs émotions quotidiennes sont influencées par le revenu, relativement à d’autres facteurs (les relations sociales, les expériences vécues…). La richesse permet de se libérer de certaines contingences qui ont un coût émotionnel élevé. Rien que pour cela, Mark Twain n’avait pas tout à fait raison.

Références :

*Aknin L., Norton M. et Dunn E. (2009), « From wealth to well-being? Money matters, but less than people think », Journal of Positive Psychology, 4, 523-527.

**Kahneman D. et Deaton A. (2010), « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 107 (38), 16489-16493.

*** Diener E., Ng W., Harter J. et Arora R. (2010), « Wealth and happiness across the world: Material prosperity predicts life evaluations, while psychosocial prosperity predicts positive feeling », Journal of Personality and Social Psychology, 99 (1), 52-61.

 

(le contenu de cet article est tiré du livre Heureux comme Crésus ? Leçons inattendues d’économie du bonheur, éditions Eyrolles)