Le 07/10/2016. Par leurs caractéristiques intrinsèques les expériences peuvent davantage impacter durablement le bonheur des individus. Explications.
Il existe une catégorie de biens à part, les biens dits « expérientiels ». Ce sont des biens qui ont le potentiel de procurer des expériences fortes à ceux qui les possèdent (qui les vivent) via leurs caractéristiques intangibles : les émotions qu’ils génèrent, les rêves qu’ils évoquent, les symboles qu’ils représentent, les souvenirs qu’ils font remonter, etc. Dans cette catégorie, on peut donc ranger les voyages, les concerts, les représentations de théâtre, les repas au restaurant (pour les gastronomes), etc.
Leaf Van Boven et Thomas Gilovich, chercheurs respectivement à l’université du Colorado et à l’université Cornell, ont réalisé plusieurs études pour analyser la différence entre biens matériels et biens expérientiels s’agissant de l’impact sur le bonheur. Dans l’une d’entre elles, les chercheurs ont analysé les réponses à une enquête téléphonique nationale conduite par Harris Interactive auprès de près de 1 300 Américains. L’enquête portait sur les attitudes des répondants par rapport au planning financier, mais comportait deux questions sur des achats importants, matériels et expérientiels, ayant eu vocation à améliorer leur bonheur. Les répondants devaient enfin renseigner lequel des deux achats avait finalement eu l’impact le plus positif sur leur bonheur. Au total, 57 % des répondants ont répondu que c’était le bien expérientiel (voyage, concert, activité sportive…), contre 34 % le bien matériel (vêtement, bijou, high-tech…). Dans toutes les catégories de population étudiées, quels que soient le sexe, l’âge, le revenu, le lieu d’habitation, la situation matrimoniale…, les biens expérientiels ont été davantage cités que les biens matériels. On notera que l’écart est ressorti beaucoup plus important chez les personnes à revenus élevés que chez les personnes à faibles revenus, sans doute parce que plus on est riche, moins les biens matériels ont de chances de répondre à un quelconque besoin fondamental qui ne serait pas encore assouvi.
Happy days
Dans une autre étude, Van Boven et Gilovich ont voulu tester expérimentalement si la remémoration de l’achat de biens matériels avait le même impact sur l’humeur que le souvenir de l’achat de biens expérientiels. L’expérience s’est déroulée en deux temps, à une semaine d’intervalle.
Dans le premier temps, les participants à l’expérience ont dû : i) répondre à questionnaire en apparence anodin (visant en fait à évaluer leur humeur du moment) ; ii) écrire un petit texte sur l’achat d’un bien (matériel pour un groupe, expérientiel pour un autre) dont ils avaient été contents.
La semaine suivante, les participants ont été de nouveau sollicités pour : 1. relire le texte qu’ils avaient écrit ; 2. renseigner à quel point repenser à leur l’achat les rendait heureux ; 3. répondre de nouveau au questionnaire sur leur humeur.
Il en est ressorti que les participants du groupe sur les biens expérientiels se sont dits plus heureux en repensant à leur achat que les participants du groupe sur les biens matériels, que l’écart entre leur humeur lors de la deuxième séance (après avoir relu le petit texte) et lors de la première séance (avant d’avoir écrit le texte) était également supérieur, et que ces deux mesures étaient positivement corrélées. Les chercheurs en ont conclu que le simple fait de repenser à des achats de biens expérientiels avait tendance à booster l’humeur davantage que de repenser à des acquisitions matérielles.
Épopée personnelle
Comment expliquer l’impact supérieur des biens expérientiels sur le bonheur ? Plusieurs équipes de chercheurs se sont penchées sur cette question et ont fourni une explication détaillée qui s’appuie sur des raisons multiples :
- Les biens expérientiels favorisent plus les relations sociales que les biens matériels, pendant leur consommation et également ensuite, lorsqu’on en parle avec d’autres personnes*. On a plus de chances de faire des rencontres lors d’un cours de salsa que par l’intermédiaire de sa dernière paire de chaussures.
- Les expériences étant subjectives et uniques, elles rendent les comparaisons et le regret plus difficiles**. Comment comparer un safari au Kenya avec un séjour dans un hôtel de luxe à Bali ?
- Les biens expérientiels, par leur incertitude inhérente, permettent une anticipation plaisante en amont de l’expérience vécue. En feuilletant guides touristiques et magazines tendance, on peut imaginer longtemps à l’avance tout ce que l’on va faire lors de son premier week-end à Londres.
- Les expériences laissent souvent davantage de souvenirs que les achats matériels. Et comme le répète souvent, en grand sage, un bon ami à moi : « Les souvenirs, il faut aller les chercher. » D’ailleurs les expériences permettent davantage une rétrospection enjolivée***. Il n’est pas rare d’aimer requalifier a posteriori un voyage calamiteux plein de péripéties désagréables en une épopée intense et finalement enrichissante, laquelle fera un excellent sujet de conversation dans les dîners.
Enfin, pour toutes ces raisons, on tend à considérer les expériences comme étant davantage partie prenante de notre identité que les biens matériels****. Pour le dire simplement, on s’identifie bien plus à ce que l’on a fait qu’à ce que l’on a possédé
Références :
*Van Boven L., Campbell M. et Gilovich T. (2010), « Stigmatizing materialism: On stereotypes and impressions of materialistic versus experiential pursuits », Personality and Social Psychology Bulletin, 36, 551-563.
**Carter T. et Gilovich T. (2010), « The relative relativity of material and experiential purchases », Journal of Personality and Social Psychology, 98 (1), 146-159 ; Rosenzweig E. et Gilovich T. (2012), « Buyers remorse or missed opportunity? Differential regrets for material and experiential purchases », Journal of Personality and Social Psychology, 102, 215-223.
***Walker W. et Skowronski J. (2009), « The fading affect bias. But what the hell is it for? », Applied Cognitive Psychology, 23, 1122-1136 ; Mitchell T., Thompson L., Peterson E. et Cronk R. (1997), « Temporal adjustments in the evaluation of events: The rosy view », Journal of Experimental Social Psychology, 33, 421-448.
****Carter T. et Gilovich T. (2012), « I am what I do, not what I have: The centrality of experiential purchases to the self-concept », Journal of Personality and Social Psychology, 102 (6), 1304-1317.
(le contenu de cet article est tiré du livre Heureux comme Crésus ? Leçons inattendues d’économie du bonheur, éditions Eyrolles)