INTERVIEW. Challenges.fr, le 11/04/2018. Par Marion Perroud.
Le travail n’est plus seulement une source de financement. Il est devenu au fil des décennies une source de réalisation mais aussi de destruction personnelle, comme l’atteste la flambée des burn-out ces dernières années. D’où l’importance de remettre le travail à sa juste place, selon Mickaël Mangot, spécialiste de l’économie du bonheur et auteur du livre Le boulot qui cache la forêt.
La conception contemporaine du travail semble aujourd’hui de plus en plus liée aux notions d’épanouissement personnel et, plus largement, de bonheur. Pourquoi selon vous?
Mickaël Mangot, directeur de l’Institut de l’économie du bonheur: Les objectifs recherchés dans le travail ont en effet changé. Auparavant, il était avant tout considéré comme un instrument de financement des loisirs, de la consommation… Depuis la génération post-68, on a ajouté une dimension expressive au travail, vu comme un moyen de se réaliser en tant qu’individu. Ronald Inglehart a d’ailleurs formalisé cela à travers sa théorie du post-matérialisme, qui insiste sur le fait que vos aspirations vont dépendre du milieu économique dans lequel vous avez grandi. Après le baby-boom, notre société a connu un contexte d’abondance et de paix inédit. En pouvant assouvir durablement leurs besoins primaires [physiologiques, sécurité… NDLR], les individus ont alors visé le haut de la pyramide de Maslow, à savoir les buts ultimes d’estime et d’accomplissement de soi. Et ce, dans toutes les activités du quotidien, à commencer par celle qui est la plus consommatrice de temps: le travail.
Cette évolution n’est-elle pas également liée au fait que les entreprises exploitent ces nouvelles aspirations pour tirer le meilleur engagement de leurs salariés, en valorisant par exemple davantage les soft skills et la personnalité de leurs recrues que leurs compétences techniques, ou encore en investissant dans le bien-être au travail?
Les entreprises ont il est vrai pris conscience que l’engagement dans le travail est un vecteur de productivité. Elles vont donc chercher à avoir des salariés heureux. Il existe en effet un mouvement conjoint entre accélération des aspirations personnelles, d’une part, et des critères de sélection et de management des entreprises d’autre part, avec son lot d’effets pervers.
C’est-à-dire, quels sont les risques de cette trop forte recherche d’épanouissement professionnel, selon vous?
Le risque, c’est que cela renforce la centralité du travail, autrement dit le degré d’importance de son emploi dans sa vie personnelle. Plusieurs études prouvent que les personnes développant une forte centralité sont certes un tantinet plus satisfaites de leur vie. Elles vont en revanche moins bien vivre les chocs qui vont les éloigner de leur emploi, comme le passage à la retraite ou au chômage, car ils leur enlèvent en quelque sorte une partie de leur identité. C’est une stratégie qui paye en moyenne mais qui, dès lors qu’il y a un dysfonctionnement, fait très mal.